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(Qu'est-ce que) LE LUXE COMMUNAL (?)
Archéologie et héritages
Christiane Carlut, avril 2025.
Le 13 avril 1871, environ un mois après le début de la Commune de Paris, sur l'invitation de Gustave Courbet, a lieu, à l'école de médecine de Paris, une réunion pour la création de la Fédération des artistes. Eugène Pottier (1) fait lecture d'un rapport à la suite d'une commission préparatoire qui s'est tenue la semaine précédente, dont la conclusion est la suivante :
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Enfin, par la parole, la plume, le crayon, par la reproduction populaire des chefs-d’œuvre, par l’image intelligente et moralisatrice qu’on peut répandre à profusion et afficher aux mairies des plus humbles communes de France, le comité concourra à notre régénération, à l’inauguration du luxe communal et aux splendeurs de l’avenir et à la République universelle.
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Commune de Paris, élection de la commission fédérale des artistes (1871-04-14).
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fédération_des_artistes_de_Paris#/media/Fichier:
Commune_de_Paris,_élection_de_la_commission_fédérale_des_artistes_(1871-04-14).jpg
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Comment le terme « luxe communal » est-il entendu, en 1871, par les participants à cette réunion ? La Fédération des artistes ne l'a pas inventé, deux mentions apparaissent dans la presse en 1863 et 1865, mais la Fédération n'en a pas précisé la définition.
La notion de luxe est a priori radicalement opposée aux valeurs de la Commune de Paris : c'est un marqueur intemporel d’appartenance à une classe sociale « supérieure », de réussite, de richesse, de dépassement des contingences communes. Ici se heurtent des valeurs parfaitement contradictoires : le superflu vs le nécessaire, la rareté vs l’abondance, la cherté vs la gratuité, l’élitisme vs l’égalité. Aussi, le luxe communal a-t-il, dans le contexte de la Commune, un léger parfum d'oxymore...
Pour saisir ses enjeux, dégager la réalité de son héritage sémantique en 1871 et éviter toute interprétation abusive, nous parcourrons ses antécédents historiques, à commencer par le jugement sur le luxe, dont la querelle fit rage au XVIIIème siècle, et qui marqua le passage de l'argument moral au raisonnement économique. Le XIXème siècle engendra lui un glissement sémantique, un élargissement du terme « luxe » : Saint-Simon, Fourier, Cabet et Godin vont revendiquer, chacun à leur manière, le luxe pour tous. Nous explorerons ensuite la notion de « luxe municipal » qui apparaît vers 1840, et celle de « somptuosité municipale », qui ont cohabité sémantiquement avec le « luxe communal » pour pratiquement se confondre.
Enfin, nous explorerons les appropriations du luxe communal par ses héritiers - du XIXème siècle à aujourd'hui, de William Morris à VibriFeno - appropriations libérées des cadres du XIXème, intégrant et réinventant les promesses de la Fédération des artistes, et s'ouvrant aux élargissements artistiques, politiques et sociaux de leurs époques respectives.
LE DÉBAT DU LUXE AU XVIIIème.
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La condamnation du luxe est récurrente dans l’histoire des idées politiques et morales (2). Platon (Vème av. E.C.), Tertullien (IIème), Fénelon (XVIIème- XVIIIème), condamnaient le luxe qui corrompt les mœurs.
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L'économie politique, qui voit le jour au XVIIIème siècle, va remplacer, dans le jugement sur le luxe, le point de vue moral par le point de vue économique, dans une société dominée par le commerce et l'argent. Le luxe se déplace sur le terrain de son exploitation commerciale et s'impose progressivement, pour ses partisans, comme facteur de prospérité sociale : il participe à la circulation des richesses et à l'essor du commerce, et l'accroissement des richesses, comme la consommation des biens de luxe, sont revendiquées comme remèdes à la pauvreté, en procurant du travail aux pauvres (3)... Les arts, dans ce contexte, constituent la part émérite du luxe. On va retrouver, avec des implications spécifiques, ces points de vue chez Montesquieu, Bernard Mandeville, Jean-François Melon et Voltaire :
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Montesquieu (4) pose que si l’on se contentait de fabriquer des produits nécessaires, l’État s’affaiblirait, les rapports humains se réduiraient à rien et tout le monde vivrait misérablement. Pour lui, ce sont les arts qui créent la valeur, notamment ceux qui renvoient au luxe et au superflu. Et « pour qu’un homme vive délicieusement, il faut que cent autres travaillent sans relâche »...
Mandeville (5) : « Les vices des particuliers contribuaient à la félicité publique […] Le luxe fastueux occupait des millions de pauvres… L’envie et l’amour-propre, ministres de l’industrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le manger et dans la diversité des mets, la somptuosité dans les équipages et dans les ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce. »
Melon (6) : « Dans un pays où les hommes sont occupés à travailler la terre, à faire la guerre ou à produire des biens dans des manufactures, l’État aura tout intérêt à employer les inactifs à des ouvrages de luxe. Une telle occupation est plus saine et plus profitable que l’oisiveté. Elle permet de retenir les hommes sur le lieu de domination. »
Voltaire (7) affirme que le luxe est un facteur de prospérité : « le luxe général est la marque infaillible d'un empire puissant et respectable ». Seul le luxe d'un homme opulent « fait vivre les pauvres ».
A l'inverse de ces arguments qui posent implicitement l'inégalité au fondement de la société, Rousseau et Quesnay s'engagent dans la condamnation du luxe, par des arguments à la fois moraux et économiques :
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Rousseau (8) met en cause l'indifférence générale au sort des producteurs : « on évalue les hommes comme des troupeaux de bétail »; la futilité des empires qui entraîne la dissolution des moeurs et la corruption du goût : « Ceux qui nous guident sont les artistes, les grands, les riches ; et ce qui les guide eux-mêmes est leur intérêt ou leur vanité ». En outre, « Le luxe et le mauvais goût sont inséparables. Partout où le goût est dispendieux, il est faux. »
Pour Quesnay (9) (10), la France produit trop de biens de luxe, au détriment des produits agricoles qui constituent la véritable richesse d'un pays. « Depuis longtemps, les manufactures de luxe ont séduit la nation ; […] nous nous sommes livrés à une industrie qui nous était étrangère ; et on y a employé une multitude d’hommes dans le temps que le royaume se dépeuplait et que les campagnes devenaient désertes ». Les lois de l'économie politique exigent au contraire de produire des biens de première nécessité, puis d'« échanger les surplus contre des biens de luxe en provenance de l'étranger ». Les produits de luxe ont plongé les nations dans un désordre généralisé et de croissance limitée, car la consommation entretenue par le luxe « ne peut se soutenir que par l’opulence ; les hommes peu favorisés de la fortune ne peuvent s’y livrer qu’à leur préjudice et au désavantage de l’État ».
Les polémiques sur le luxe vont accueillir, au cours du XIXème, une perspective alternative qui va élargir la notion et introduire le concept de « luxe pour tous. » Cependant, des auteurs comme Blanqui, Proudhon, Marx, Bakounine et Kropotkine ne s'engageront pas sur cette voie « élargie » du luxe, et fonderont les concepts de la critique sociale sur ses acceptions fondamentalement inégalitaires.
ÉLARGISSEMENT DE LA NOTION DE LUXE AU XIXème.
Saint-Simon (11) décrit en 1820 une nouvelle organisation sociale fondée sur la construction d'un système industriel et scientifique qui a pour but d'améliorer le sort de « la classe la plus nombreuse et la plus pauvre », en transformant les rapports sociaux au profit des droits de chacun : « Les circonstances actuelles sont favorables pour rendre le luxe national. Le luxe deviendra utile et moral quand ce sera la nation entière qui en jouira. »
En 1829, Charles Fourier (12) pose le modèle d'une société de luxe et d’abondance fondée sur le développement libre de 12 passions qui régissent l’activité et le comportement des hommes, et annoncent l’avènement de l’harmonie universelle des humains entre eux et avec la nature. Le luxe (ou luxisme) y constitue une richesse collective, issue d'un travail collectif, source d'un accroissement général des richesses. Le luxe « interne » implique la vigueur corporelle et le raffinement des sens, et le luxe « externe » une richesse de vie, càd d'activités. L'éducation intégrale (13), qui contribue au développement intellectuel et physique de l’enfant, et qu'on retrouvera aux fondements de la Commune, y tient une place majeure.
Etienne Cabet (14), en 1842, dépeint une République dans laquelle « nous nous sommes sagement imposé trois règles fondamentales : la première, que toutes nos jouissances soient autorisées par la loi ou le Peuple; la seconde, que l'agréable ne soit recherché que quand on a le nécessaire et l'utile; la troisième, qu'on n'admette d'autres plaisirs que ceux dont chaque Icarien peut jouir également. »
Jean-Baptiste Godin, acquis depuis 1842 aux thèses fouriéristes, investit dans une implantation phalanstérienne au Texas, mais y perd une partie de sa fortune. En 1858, il créé son « Palais social », le familistère de Guise (15), destiné aux ouvriers de son usine. Le « luxisme » de Fourier est remplacé par les « équivalents de richesse » : conditions confortables de logement, écoles avec pédagogie « attrayante » et « intégrale », cours du soir pour adultes, théâtre, bibliothèque, conférences sur la coopération et l’économie sociale, économat à prix peu élevés avec redistribution des bénéfices, création d'un système de protection sociale avec caisses de secours. Le familistère accueillera jusqu'à 1300 personnes.
A partir de là, le « luxe pour tous » va essaimer, se répandre, et on le retrouvera à l'oeuvre avec le luxe communal et certains principes de la Fédération des artistes. Il est cependant nécessaire de prendre en compte les usages sémantiques de l'époque pour savoir ce que recouvre, en 1871, le luxe communal. Son apparition dans la presse va permettre de cadrer son sens.
LUXE MUNICIPAL - LUXE COMMUNAL - SOMPTUOSITÉ MUNICIPALE
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Le luxe municipal – Avant l'apparition du « luxe communal » se tient le « luxe municipal » (16), qu'on trouve dans la presse à partir de 1840 (17). Le luxe municipal renvoie à la politique culturelle et architecturale d'une municipalité : bâtiments, monuments, événements – expositions, théâtre, concerts etc. Les articles publiés se teintent souvent, à son égard, de nuances critiques : tentation, pour les édiles, « de se prendre pour des Auguste » (18), d'utiliser l'argent public pour se tailler, aux frais de la municipalité, une renommée, et de « sacrifier à cette satisfaction puérile des intérêts infiniment plus respectables et des besoins plus pressants » (19) : détournement des ressources municipales, réceptions somptueuses des édiles aux frais des contribuables.
Le luxe communal – Deux mentions, toujours dans la presse, du luxe communal (20) en 1863 et 1865. La première, de Jean-Édouard Horn (21), identifie strictement le luxe communal au luxe municipal : « Les dépenses de luxe communal (théâtre, monuments, etc.), tendent partout à absorber une part de plus en plus large du budget : il est naturel et équitable que le luxe individuel en fasse les frais autant que possible ». La seconde mention est du journaliste et homme politique Emile de Girardin (22) : « Où serait le mal lorsque, sans aucune loi somptuaire et par l’unique influence de l’impôt ramené à l’unité et à l’équité, il y aurait à la fois moins de riches et moins de pauvres, moins de disproportion entre le château et la bauge ? […] Où serait le mal lorsque le luxe individuel tendrait à se restreindre et le luxe communal à s’étendre ? ».
La somptuosité municipale - En 1866, le critique Philippe Burty, qui fut présent à la réunion de la Fédération des artistes le 13 avril 1871, utilise une terminologie alternative, la « somptuosité municipale » (23) : « Il est cependant regrettable que l'Édilité ait eu des arrière-pensées d'économie, là où la somptuosité municipale devait seule triompher. » Le dictionnaire La Chatre (1870) donne pour équivalents luxe et somptuosité. Ici, la « somptuosité municipale » renvoie à la signification du « luxe municipal ».
LE LUXE COMMUNAL ET LA COMMUNE DE PARIS
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Le luxe communal a connu, ces dernières années, une certaine veine critique, et s'est retrouvé, dans un élan tout à fait vertueux, investi de valeurs dont il n'était pas vraiment porteur en 1871.
Le « luxe communal », comme le « luxe municipal », ou la « somptuosité municipale » s'obstinent, dans les usages de 1871, à renvoyer aux dépenses (excessives ou non) des municipalités en termes d'architecture, de monuments et d'événements dans l'espace public.
Sa mention dans le rapport de Pottier, le contexte de sa déclaration (la création de la Fédération des artistes) a certainement incité à le colorer des projets et des enjeux de la Fédération des artistes, qu'on pourra rassembler ainsi : art pour tous; émancipation par l’art; déhiérarchisation entre créateurs et producteurs, artistes et artisans, arts majeurs et arts mineurs; autonomie à l'égard de l'Etat; gestion par les artistes de leurs propres intérêts; coopération entre producteurs pour produire des objets beaux et de bonne qualité; importance de la notion de plaisir dans le travail; pédagogie attrayante et intégrale…
Mais ce qui émane du rapport de Pottier est la généralisation du luxe communal – rappelons-le, la politique culturelle et architecturale d'une municipalité : bâtiments, monuments, événements (expositions, théâtre, concerts, etc.) -–, càd des politiques municipales favorisant et développant l'accès pour tou.te.s à l'art et à la culture dans l'espace public, dans toutes les communes, mêmes les plus petites.
Je propose donc de laisser flotter le luxe communal dans son bassin historique de 1871, et de s'intéresser à son héritage qui, aujourd'hui, peut librement et légitimement s'enrichir des projets communards.
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LES HÉRITIERS
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On retrouvera, après la Commune et jusqu'à aujourd'hui, chez des artistes, des artisans, des mouvements artistiques ou architecturaux, des philosophes, économistes et sociologues, des références explicites ou non, à ce luxe communal, augmenté ou non, de grands principes de la Fédération des artistes de la Commune de Paris.
C'est ici, dans ce moment d'héritage, que peut se jouer le renouveau du luxe communal. Sa concomitance à la création de la Fédération des artistes a eu tendance à l'enrichir de principes qui ne lui sont pas spécifiques dans le contexte historique de 1871. Mais ses héritiers ont désormais toute légimité de se l'approprier, de l'augmenter, de le réinventer, de s'en fabriquer un outil d'exploration de la pratique de l'art dans son articulation au social.
Si l'on fait défiler la succession des artistes et mouvements artistiques qui renvoient aux principe majeur du luxe communal (l'art pour tous) et à ceux de la Fédération des artistes (déhiérarchisation artiste/artisan, arts majeurs/arts mineurs, arts intellectuels/arts techniques ; émancipation par l'art; liberté et indépendance de l'artiste; accès pour tous à des productions, œuvres et objets, artistiques de qualité; importance du plaisir dans le travail, etc...), nous verrons que les préceptes de la Fédération des artistes s'est insinuée vigoureusement dans les racines du luxe communal d'aujourd'hui, en particulier dans les réflexions et pratiques d'un collectif d'artistes rennais, VibriFeno.
- Le designer et écrivain britannique William Morris (24), fondateur du mouvement Arts & Crafts, recuse la distinction entre arts majeurs et arts mineurs. II veut réhabiliter le travail manuel, rétablir l’union de la main et du cerveau qui, selon lui, caractérisait le Moyen Âge. Sa revendication d'un art pour tous conduit Morris à un engagement politique en faveur d'une société égalitaire qui pourrait le mettre en oeuvre. En 1877, il adhère à la cause socialiste, convaincu que « l'art ne peut avoir de vraie vie, de vraie croissance, dans les conditions actuelles de mercantilisme et de priorité au profit » (25). Sa critique du capitalisme stigmatise « la réalisation de profits indépendants de la satisfaction des besoins humains ou de l'amélioration des conditions de vie, l'interchangeabilité de l'ouvrier dans la grande industrie, les compétences fragmentées et l'investissement personnel nié. L'industrialisme produit des biens de piètre qualité et sans autre utilité que de permettre l'accumulation des richesses pour les propriétaires des usines » (26). Au gaspillage, révélateur de la logique aberrante du capitalisme, doit succéder une forme de décroissance impliquant le rencentrage de la production autour des besoins fondamentaux. La société dont rêve Morris (27) ignorerait « la signification des mots riche et pauvre, le droit de propriété, les notions de loi, de légalité ou de nationalité : c’est une société libérée du poids d’un gouvernement ». Elle serait « fondée sur le partage plutôt que sur la concurrence, l'égalité plutôt que sur la domination, sur la beauté plutôt que sur l'artifice, sur la qualité plutôt que sur la profusion » (28). Dans la lignée de l'écrivain et critique John Ruskin, il définit la beauté dans l'art comme le résultat du plaisir que l'homme éprouve dans son travail.
- Le Bauhaus (la maison du bâtir) est une école d'architecture, d'art et de design créée en 1919 à Weimar par l'architecte et urbaniste Walter Gropius. Inspirée par William Morris et le mouvements Arts & Crafts, mais aussi par le modernisme et le constructivisme, elle veut : abolir les divisions entre les disciplines artistiques, artisanales, architecturales et industrielles; la construction d'une société démocratique par l'utilisation intelligente des ressources : contrôler les coûts, réduire les déchets et l'espace inutilisé; révolutionner l'habitat et injecter de l'art dans les objets du quotidien; marier l'art et la technique pour développer l'art pour tous; l'usage de la technologie pour produire des prototypes pour la consommation de masse (29) et permettre une production en série de faible coût, accessible au plus grand nombre; mettre en œuvre une esthétique simple et pure, à partir de formes géométriques d'un minimalisme prononcé; l'usage des matériaux bruts à l'état naturel (béton brut, acier, verre), qui n'ont pas à être dissimulés. Gropius entendait « créer une nouvelle guilde d'artisans, sans les distinctions de classe qui élèvent une barrière arrogante entre artisan et artiste ». A l'ouverture de l'école, Gropius veut accueillir un maximum d'élèves sans sélection préalable de sexe, d'âge ou de diplôme. Dans son manifeste, Gropius (30) annonce la vocation de l'école : « Architectes, sculpteurs, peintres ; nous devons tous revenir au travail artisanal, parce qu’il n'y a pas d'art professionnel. Il n’existe aucune différence essentielle entre l’artiste et l’artisan. […] Voulons, concevons et créons ensemble la nouvelle construction de l’avenir, qui embrassera tout en une seule forme : architecture, art plastique et peinture. » (31) Les projets artistiques et éducatifs de la Commune, de la Fédération des artistes, sont bien présents...
Des mouvements comme Dada, la prolifique Agit-prop des années 20, Fluxus, seront développés ultérieurement.
- VibriFeno, collectif rennais, est né en 2017, pendant la loi travail et le mouvement de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Son manifeste « Par tous les moyens, même artistiques - Le luxe communal est notre programme » (32) revendique des savoirs-faire multiples mis au service de perspectives communales plutôt que du luxe propriétaire, la création collective dans l'espace public, la déhiérarchisation des pratiques, la transmission des savoir-faire, les invitations à l’essai, à la confiance mutuelle, à la critique collective, à l’excellence socialisée. Il refuse d'envisager un corps d'artistes séparé du monde social, et évoque la nécessité de repenser le luxe communal pour l'adapter au présent. VibriFeno écrit : « Ce qui distingue le luxe communal du luxe propriétaire c’est 1. son ouverture à celles et ceux « qui ne savent pas », 2. la transmission, en vertu de cette ouverture, des capacités techniques et pratiques de l’exigence commune et 3. l’accueil de possibles transformations des exigences portées par la grâce de ces nouvelles rencontres ». Pour un co-rédacteur du manifeste, « la question de savoir si le luxe communal a à voir avec l’art est une fausse question : ce qui importe c’est ce qu’on fait, c’est à l’époque de déterminer si c’est de l’art ou pas, mais ça ne change pas la texture de ce qu’on fait. Les deux choses sont distinguées, non parce qu’elles n’ont rien à voir, mais parce que ça permet d’abord de penser l’amélioration/l’enrichissement de l’existence du plus grand nombre, sans avoir à rentrer dans des débats d’artistes. Je pense par ailleurs, que certaines expériences de fastes religieux ou politiques peuvent — dans certains cas très circonscrits où ce faste n’est pas l’expression du pouvoir mais est approprié par la foule — donner de la matière à penser le luxe communal à partir d’autres expériences esthétiques que celle de l’art fait par des artistes » (33).
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Le collectif VibriFeno a pour qualité majeure de penser l'action dans le même temps qu'il agit la pensée. Une interview est en projet, on trouvera son manifeste ici : https://lundi.am/Par-tous-les-moyens-meme-artistiques.
Dans l'intervalle entre ces approches résolument ancrées sur le terrain artistique - celui des producteurs, de l'association du penser et du faire - et les suivantes, résolument théoriques (sociologiques et économiques), se tient, avec son « Eloge du carburateur », le philosophe américain Matthew Crawford (34), qui revendique l'articulation entre une pratique purement théorique et une pratique purement manuelle, la réparation de motos.
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- La pensée techniciste a séparé le faire et le penser dans le travail, et l'a rendu totalement abstrait : les travailleurs ont perdu de vue l'utilité des produits ainsi que tout objectif de qualité, ils ne savent plus pour qui ni pourquoi ils travaillent. La production contemporaine, divisée en « conception » et en « exécution», dévalorise le travail et désincarne le travailleur. Aux antipodes de la logique capitaliste, Crawford fait l'éloge d'activités permettant la transformation du travail en actions autonomes, ayant en elles-mêmes leurs propres fins - la praxis (35) - et produisant de ce fait « de la satisfaction, de la qualité et un lien indéfectible avec une communauté, celle qui est précisément capable de juger de cette excellence ». « L'homme pense parce qu'il a des mains » dit Anaxagore (36).
Voici, enfin, trois auteurs qui relancent le débat sur le luxe, en renvoyant, par leurs intitulés, au luxe communal. Dans les deux premières approches (Lordon et Keucheyan), le communisme, élargi de la notion de luxe, s'attache à développer des objets de qualité, en modifiant leurs conditions de production. La troisième approche est plus.... surprenante.
- Le philosophe et économiste Frédéric Lordon (37), dans « Pour un communisme luxueux », explore la « garantie économique générale » (le salaire à vie) de Bernard Friot, qui permettrait d’affranchir les activités humaines des contraintes du capitalisme. L'effort constant de celui-ci de rémunérer le travail a minima génère des conditions de productivité qui vouent les marchandises à être mal faites, par des salariés maltraités et peu payés. Il s'agit de faire baisser le nombre des objets qui nous entourent et leur taux de renouvellement, et de donner la liberté aux producteurs de « faire les choses bien » et « de les faire belles ». Le « salaire à vie », qui distingue l’activité de sa rémunération, donne latitude aux gens de faire des choses qui seront autant de contributions à la vie sociale. C’est le désir des producteurs libres qui fait le communisme luxueux.
- Le sociologue Razmig Keucheyan (38) revendique la mise en place d’un « Communisme du luxe », qui permettra de « rendre le luxe accessible à tous, non pas en démocratisant les produits les plus coûteux, mais en banalisant l’accès à des biens à la fois singuliers et beaux, et surtout irréductibles à une fonction d’utilité ». Il est question de « distinguer les besoins nécessaires de ceux qui sont superflus, et ce en vue de sortir de la prolifération des besoins artificiels créés par le capitalisme consumériste ». Il faut donc produire des biens « émancipés », caractérisés par leur robustesse, leur démontabilité, leur interopérabilité et leur capacité d'évolution.
L'exemple qui suit est un ovni, qui vaut ici plus pour son intitulé, dans la suite de Lordon et Keucheyan, que pour quelque lien que ce soit au luxe communal. Il se doit cependant, pour information et réflexion, d'être mentionné.
- Le journaliste et auteur britannique Aaron Bastani revendique le « Communisme de luxe entièrement automatisé » (39). Il combine la pensée marxiste (la notion de commun où les services, alimentation, logement, santé, transport, seraient gratuits et extraits de la sphère du marché et du profit), et la notion de luxe (ce qui est hors de la sphère de la nécessité) articulés au développement d'une société de robots et de cerveaux artificiels permettant de remplacer la main d'œuvre humaine par des machines. L'épuisement des ressources terrestres serait réglé par l'exploitation des ressources minérales des astéroïdes du système solaire, l'alimentation par des manipulations génétiques, et la maladie par la séquençage du génome humain.
Nous laisserons aux lecteurs et aux lectrices le soin de se positionner par rapport à cette proposition...
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CONCLUSION​ – ÉCUEILS ET OUVERTURES - REDÉFINITION DES VALEURS.
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Le Luxe communal, libéré de ses acceptions sémantiques de 1871, se faufile dans de nouveaux enjeux artistiques, sociaux, économiques et politiques et peut désormais librement s'augmenter des grands principes de la Fédération des artistes. L'exigence d'accès à des produits, objets, oeuvres de qualité pour tous semble, pour ses héritiers, en constituer a minima la dimension commune.
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Dans une société où l'art fait désormais l'objet de spéculation, devient un investissement, un « actif financier », le luxe communal élargi se pose en impératif. Morris et Gropius avaient ouvert des voies propitiatoires, développé des ambitions fortes quant à l'accès démocratisé aux productions, mais ont butté contre la réalité des conditions de ces productions. Morris postulait le fait que « l'art, comme l'éducation et la liberté, ne doit pas être réservé à quelques élus » mais il fit, avant sa mort, « une réflexion amère sur le fait qu'il avait passé sa vie à ''œuvrer pour le luxe écœurant des riches''. Les pauvres ne pouvaient se permettre le genre de beauté qu'il proposait (40) ». De la même manière, les préceptes artistiques et démocratiques de Gropius pour le Bauhaus durent affronter la montée du nazisme, les changements d'orientation de l'école par les directeurs successifs (après Gropius vinrent Hannes Meyer et Ludwig Mies van der Rohe, diversement orientés politiquement), et la production en série d'objets aussi pratiques qu’artistiques pour toutes les classes sociales ne pourra jamais être réalisée, càd vendus à un prix abordable.
L’art contemporain globalisé, marchandisé, fonctionne désormais sur la loi de l'échange, c'est-à-dire, dit Annie Lebrun (41), de « l'équivalence généralisée entre tous les biens et toutes les existences : de Pékin à New York, de Reykjavik à Johannesburg, un même langage est parlé, unifié par le marché. Les années 1990 ont marqué la collusion qui s’est produite entre le marché de l’art, la finance et les industries du luxe [et] a montré que si, d’un pays à l’autre, les multinationales installaient les mêmes franchises avec les mêmes produits, il en allait pareillement de l’investissement culturel ». On observe, selon Lebrun, dans le monde entier, les mêmes expositions des mêmes artistes, et ce modèle s’impose avec brutalité, un système prêt à anéantir tout ce qui peut entraver son développement. C’est ce qu’elle appelle le Réalisme globaliste :
« J’ai été prise de vertige en découvrant que Charles Saatchi, l’artisan [en tant que publicitaire] de la victoire de Margaret Thatcher, à qui nous devons la fameuse formule There’s no alternative, était devenu l’un des plus grands promoteurs de l’art dit contemporain, qui cherche précisément à nous persuader qu’il n’y a pas d’alternative (42)... »
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Dans cette voie d'interchangeabilité généralisée du réalisme globaliste, qui génère désormais, par glissements sémantiques successifs, des confusions conceptuelles majeures, le luxe communal fait des émules dans de nouvelles sphères, celles de l'argent et de l'extrême droite catholique. Il devient donc impératif de déterminer des définitions robustes, et de dire clairement de quoi on parle. Le centre commercial de Royalmont, au Québec, en est un exemple, avec l'invention opportuniste du « luxe inclusif » :
A Mont-Royal, au Québec, l'entreprise Carbonleo a inauguré en 2024 Royalmount, « un milieu de vie multifonctionnel audacieux et avant-gardiste : un aquarium, un cinéma, un hôtel et des logements […]. Il s’agit surtout d’une destination commerciale axée sur le luxe. Les trois piliers de ce mégaprojet de 10 milliards sont la "connectivité", la "durabilité" et le "luxe inclusif". » Le journaliste du Devoir (43) qui rend compte de ce projet écrit : « Plusieurs ont sourcillé en entendant cette expression qui sonne d’emblée comme un oxymore. En quoi des Rolex, des manteaux griffés à 20 000 $ ou d’autres biens de luxe destinés à la consommation ostentatoire d’une élite peuvent-ils être "inclusifs" » ? Le choix du terme est évidemment volontairement séducteur, une équivoque et séducteur stratégie publicitaire.
La notion de « bien commun » est elle-même à contextualiser et à définir fermement. Chacun la connaît comme fondement, par exemple, du sommet de la Terre de Rio en juin 1992, où la biodiversité et le climat avaient réuni, pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, tous les Etats au chevet de la planète. La perspective était de favoriser une gestion soutenable et durable des ressources, de répondre aux besoins du présent sans incapaciter les générations futures. Mais cette notion, si l'on remonte à nouveau le cours de l'histoire, s'avère être une planche très glissante, génératrice de confusions majeures...
On la retrouve au Grand Théâtre de Tours, en juin 2023, lors de la "Nuit du bien commun" dont l'objet annoncé était de rassembler des fonds auprès de philanthropes afin de soutenir financièrement des associations dont l'objet est d'aider les gens dans le besoin. Le contexte de cette opération pavée de bonnes intentions (44), après enquête, s'est finalement éclairé : réseaux catholiques traditionnalistes, bourgeoisie conservatrice, soutien médiatique du magazine d'extrême droite Causeur et du groupe Bolloré, avec le soutien bienveillant de Reconquête et du Rassemblement national. Les Nuits ont été fondées en 2017 par le fortuné Pierre-Edouard Sterin, proche de Marion Maréchal, d'Eric Zemmour et de la frange catholique la plus réactionnaire de la classe politique, ainsi que de Stanislas Billot de Lochner, auto-défini « serial-entrepreneur chrétien », proche de l’Opus Dei et de Civitas, défendant les racines chrétiennes de la France (45). Les associations finalement récompensées en 2023 se sont avérées ressortir des catégories suivantes : conservation du patrimoine, « protection de la vie », stages de survie dans la nature, défense de la famille, promotion des valeurs religieuses, lutte contre l’avortement et promotion de la « liberté » (46).
On aurait tendance à crier au dévoiement de la notion : mais non ! Si on remonte à ses origines historiques, d'abord philosophiques et théologiques (47), avant que de s'attacher au droit, on trouve Platon (500 av E.C.), Aristote (400 av. E.C.), Justinien 1er (6ème siècle) et le droit romain, Albert le Grand et Thomas d'Aquin (XIIIème), puis des variantes successives posées par l'église catholique. Thomas d'Aquin, dont le nom reviendra dans les media et au cours de la Nuit, définissait ainsi le bien commun : tous les êtres dépendent du bien commun qui est Dieu, le bien suprême. Le bien commun est spirituel, et est à distinguer des intérêts particuliers mais aussi de l'intérêt général (politique déterminée par l'exercice de la raison humaine). L'idée de « participation » introduira celle de « charité » : c'est en prenant part au bien commun que l'individu fait preuve de bonté, ce qui contribuera d'ailleurs à son salut éternel. Dans le langage courant, le bien commun est proche de l'intérêt général défini par Rousseau : « c'est le bien de tous de façon indivisible, qui peut impliquer de passer outre l'intérêt particulier d'un individu et d'un groupe, pour servir le plus grand nombre » (48).
On voit que le bien commun, largement plurivoque, se décline selon des contextes tout à fait opposés. On a vu aussi que le luxe inclusif, pure stratégie commerciale, perturbe également les définitions et leurs valeurs. Comme d'ailleurs le communisme de luxe entièrement automatisé, qui réfère plus aux enjeux interstellaires d'Elon Musk qu'aux principes de la Fédération des artistes. Il est nécessaire de ne pas ignorer ces écueils, de les mesurer en revisitant les contextes historiques, de les contrecarrer en donnant des définitions robustes et claires des notions utilisées, afin de ne pas emprunter des « jardins aux sentiers qui fiburquent » à plusieurs couches d'interprétations, visibles ou invisibles.
Le luxe communal : le redéfinir pour l'arrimer solidement à ses valeurs originelles, ce à quoi s'emploie activement VibriFeno qui, à partir de son manifeste, remet sur le métier et précise ses engagements. Renouveler, actualiser, élargir ce que la pratique de l'art, professionnelle ou non, par les propositions de la Fédération des artistes, peut procurer de libertés, de motivations, d'émancipations, de déhiérarchisations, de coopérations, d'apprentissages et d'implications sociales. Laissons-nous imaginer des dizaines de petites unités actives, mobiles, indépendantes et communales (de la commune et de la Commune), « jusque dans les plus petits villages », qui s'empareraient de l'espace public et, à l'exemple de VibriFeno, revendiquerait le luxe communal comme « mythe fécond ».
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1. Dessinateur sur étoffes, chansonnier, auteur de l'Internationale.
2. Voir Arnaud Diemer, Quand le luxe devient une question économique : retour sur la querelle du luxe du XVIIIème siècle - >>
3. idem
4. Lettres persanes, 1721.
5- La fable des abeilles (Vices privés, Bénéfices publics), premier tome 1714, deuxième tome 1729 >>.
6. Essai politique sur le commerce, 1734, 1736, 1742, 1761.
7. Observations sur le commerce, le luxe, les monnaies et les impôts, 1738.
8. Discours sur les arts et les sciences, 1750, et Emile, 1762.
9. Grains, 1757, article rédigé pour l'Encyclopédie.
10. Diemer, op.cit.
11. L'Organisateur, 6ème lettre.
12. >>
13. que Marx et Engels trouvaient « tout-à-fait géniale », et que la Commune reprendra à son compte.
14. Voyage en Icarie, roman philosophique et social >>
15. Le Familistère de Guise >>
16. Grand merci à Sylvain Neveu pour cette référence et pour d'autres, et pour son soutien critique, ainsi qu'à Jean-Marie Favière.
17. Les Français peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du dix-neuvième siècle, T. 2 , éd. L. Curmer (Paris), 1840-1842.
18. La Liberté, journal démocratique de l'Hérault, 1869-05-19.
19. idem
20. Thomas Golsenne, Histoire et postérité du luxe communal, Actes du colloque La commune en actes - Nouvelles approches historiques de la Commune de Paris, éd. Presses universitaires de Perpignan, 2025.
21. Bulletin financier de l’étranger, Journal des économistes, vol. XXXVII, 2e série, n° 37, mars 1863, p. 518. Horn était défenseur de l’idéal du « laissez-faire laissez-passer » stigmatisé par Eugène Pottier dans son texte éponyme, que le Luxe Communal Duo mettra en musique avec « La rumba du Pottier ».
22. Pouvoir et impuissance. Questions de l’année 1865.
23. Chefs d'oeuvre des arts industriels.
24. Anselm Jappe, William Morris et la critique du travail >>
25. Florent Bussy, William Morris, la vie belle et créatrice, éd. Précurseur.ses de la décroissance – Le passager clandestin, 2018.
26. idem
27. Voir son roman uchronique : Nouvelles de nulle part, qu'on peut lire ici : >>
28. idem.
29. tout en critiquant la révolution industrielle accusée de favoriser le profit au détriment du beau.
30. >>
31. C'est ce qu'on appelera le Gesammtkunstwerk, « l'œuvre d'art totale » >>
32. >>
33. Entretien avec VibriFeno en cours.
34. Eloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, éd. La Découverte, 2016 >>
35. Concept philosophique théorisé par Aristote, la praxis est définie comme action pratique, c-à-d comme activités pas seulement contemplatives ou théoriques, mais qui transcendent le sujet. C'est aussi une activité immanente, qui ne produit aucune œuvre distincte de l'agent. Elle se distingue de la poïésis, l’action transitive, distincte de l’acte qui la produit, et qui se réalise dans une œuvre extérieure à l’artiste ou à l’artisan.
36. Philosophe pré-socratique grec (500-428 av. l'ère commune).
37. >>
38. Les besoins artificiels. Comment sortir du consumérisme, éd. La découverte, 2023 >>
39. Ed. Diateino, 2021 >>
40. W.R. Lethaby, Philip Webb and his work, Oxford University Press, 1935.
41. Ce qui n’a pas de prix, Editions Stock, mai 2018.
42. idem.
43. >>
44. comme l'enfer...
45. >>
46. Lire aussi : Fond, Nuit ou Maison du Bien Commun : une galaxie au service de l'extrême-droite >>
47. Le Bien Commun >>
48. idem.