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RENCONTRE ENTRE CHARLES DELESCLUZE, MEMBRE DE LA COMMUNE,

ET UN PAYSAN DU BERRY MONTÉ À PARIS

par Jean ANNEQUIN

 

 

 

 

Nous sommes le 29 mars 1871. Le Conseil général de la Commune a été élu la veille. Charles Delescluze, élu de la Commune, est au comptoir, habillé façon petite bourgeoisie : c’est un vétéran de 1848, déporté à Cayenne, un vrai et solide républicain. Arrive notre paysan du Berry, conseiller municipal à Baraize, commune du sud de l’Indre, Un échange entre deux mondes qui ne se connaissent pas commence.

 

 

Paysan : « J’arrive du Berry, je viens de faire des kilomètres à pied et en patache : je cherche à rencontrer un élu de la Commune de Paris.

 

Delescluze : J’en suis un et bien surpris de votre venue. Il me semble que vos campagnes ne savent pas voter. En mai 1870, vous avez plébiscité Napoléon III et en février dernier, vous les ruraux, vous avez fait élire une assemblée de monarchistes : voulez-vous revenir à l’Ancien Régime, reprendre vos corvées et reverser vos droits féodaux ?

 

P : Vous allez bien vite dans vos conclusions Monsieur l’élu. Vous savez que l’instruction manque terriblement dans nos campagnes et que durant les dix-huit années de Second empire autoritaire, nous n’avons guère vu de vrais républicains faire propagande chez nous. Contrairement à l’année 1849 où mes parents ont vu les démocs-socs se rendre dans le pays rural ; et aux élections qui ont suivi, le résultat dans nombre d’endroits leur a été favorable comme le Cher. Il y a encore trois ans, plusieurs petites communes rurales ont bougé par peur du retour du roi.

Alors pour le plébiscite, la question n’était point évidente et les consignes de vote étaient bien différentes. Et puis chez nous, savez-vous qui dirige ? de gros propriétaires ou notables. Quant à l’élection de l’assemblée, la question était simple pour nous qui ne comprenions pas la situation du pays : la paix ? la guerre ? et c’était encore les anciens privilégiés qui incitaient à ne pas continuer la guerre.

 

D : Mais les villes ont su voter comme il faut, et puis avec vos traditions, votre respect pour l’autorité…

 

P : Mais il y a province et province et notre province rurale a aussi bien des différences. Nous, en Berry, on est bien isolés, sans vraie communication : pourtant notre monde rural a la plus grande étendue et la population la plus nombreuse avec beaucoup de paysans, mais la plupart sont des petits propriétaires peinant à exister et avec tant de journaliers misérables. Ce n’est pas la province urbaine, ses grandes villes et ses cités industrielles avec leurs ouvriers des mines et fabriques. Chez nous, nos travailleurs manuels, ce sont des petits artisans ruraux, ça il faut le savoir. Nos traditions ? mais ne savez-vous point que dans certaines régions nos communautés d’habitants autour de nos femmes paysannes vivent souvent collectivement, sont solidaires et partagent les biens communaux. Par chez nous, c’est moins vrai car on a été moins habitué : mais nous connaissez-vous ? et nous on aime aussi notre indépendance contre le poids des autorités et des impôts. Et puis peu savent lire et on n’est pas informé ; dans mon département il y a si peu d’élites éclairées et certaines de celles de 48 sont devenues réactionnaires : George Sand s’en prend sans cesse et violemment à la Commune !

 

D : Vous êtes trop croyants !

 

P : Faciles pour vous : vous possédez une ville qui vous a été abandonnée, où il n’y a pas de troupes, de gendarmerie, de fortes personnalités réactionnaires alors que dans nos campagnes nous sommes sous le poids du préfet et des sous-préfets, des propriétaires manufacturiers et terriens, de journaux réactionnaires, d’une garde nationale bourgeoise, de la gendarmerie, de troupes de garnison, du curé  qui prêche contre celles et ceux qui n’obéissent pas aux règles de la religion: les nouvelles, elles nous viennent de tous ces gens-là avec l’Echo de l’Indre qui ne jure que par l’ordre , et pourtant nous commençons à nous républicaniser mais votre aide n’est jamais venue.

 

D : Paris a toujours donné l’exemple comme en 1789, en 1830 ou en 1848 alors que j’étais commissaire du gouvernement provisoire. Nous avons fait les révolutions mais déjà la province montrait bien de la timidité.

 

P : Vous connaissez bien mal votre histoire : toutes vos révolutions urbaines ont vu la paysannerie les préparer par des révoltes. Avant la Grande Révolution de1789, les jacqueries dans les campagnes se sont succédées durant des décennies ébranlant la royauté. Et puis les soldats qui ont fraternisé le 18 mars au petit matin à Montmartre, c’était des gars de nos campagnes qui n’ont pas tiré sur le peuple.

 

D : Il est vrai mais les ruraux se laissent trop facilement convaincre du danger des militants révolutionnaires : tenez en juin 1848, ce sont les mobiles provinciaux qui ont tiré sur les ouvriers…

 

P : Vous savez bien comment ils avaient été embrigadés et combien l’instruction avait déjà bien du retard en province. Vous oubliez aussi trop vite qu’au coup d’état de 1851, c’est la province qui s’est opposée, vos ouvriers se rappelant la trahison des bourgeois en 1848. Nous nous sommes politisés en 1848 et dans nos conseils municipaux il y a déjà de petites gens qui y sont entrés : cultivateurs, vignerons, artisans. Et puis nous avons bougé juste avant la chute de l’Empire : nous étions présents dans les contestations mais là aussi vous n’étiez point à notre écoute. Ce sont les gros propriétaires qui ont cherché et réussi en partie à nous faire rentrer dans le rang en créant une première société d’agriculteurs dominée bien sûr par les anciens nobles. Ah, ce n’était point facile comme je l’ai dit.

 

D : Mais vos conseils municipaux, parlons-en avec toutes leurs adresses soutenant le soi-disant gouvernement de Versailles après le 18 mars et dénonçant le désordre et l’anarchie !

 

P : Savez-vous comment ces adresses se sont faites ? sur ordre du préfet, à partir des télégrammes versaillais qui nous ont désinformé : lisez ces adresses, quasi toutes les mêmes réalisées sans la plupart des conseillers. Les anciens aristocrates ou hommes de loi ont le pouvoir par chez nous. Et bien, malgré tout, la bonne ville républicaine d’Issoudun n’a point mis à l’ordre du jour l’adresse : l’adjoint Lecherbonnier, propriétaire vigneron et franc-maçon, a sacrément bien défendu cette position, même qu’il a fait une réponse très maline à un aristocrate de la ville dans l’Echo des Marchés. Celle de Châteauroux pourtant dirigée par le grand industriel, maire et député Balsan, n’a pas voté d’adresse : le fils de notre vigneron maire en 1848, Joseph Patureau-Francoeur, vigneron aussi, est même intervenu en séance pour dénoncer Thiers. Voilà ce qu’il a dit, j’ai gardé son texte: « Il rappelle que n’étant aucunement partisan de Mr Thiers et ayant voté ni pour lui ni pour ceux l’ayant élevé au pouvoir il ne pourrait admettre ni l’envoi d’une adresse au gouvernement de Versailles, ni la proposition d’une démarche du conseil municipal près Mr le Préfet, démarche ayant pour but de le féliciter de sa proclamation relative au maintien de l’ordre, attendu que l’ordre n’a jamais été troublé par les habitants de Châteauroux et qu’un appel de cette nature était une insulte à la démocratie de la localité. »… ce n’est pas rien ! et dans ma commune, avec mon voisin , cultivateur, je n’ai point signé l’adresse.

 

D : Il est vrai, j’apprends des choses que nous ne savions pas. J’ai beaucoup à faire. Si nous pouvions nous revoir.

 

P : Moi aussi, je dois rentrer dans mon village, les travaux des champs m’attendent. Mais je reviendrai fin avril, un commerçant de chez nous qui fait affaire ici pourra me ramener. A bientôt.

 

(Les deux hommes se retrouvent le 25 avril, la Commune a pris certains décrets alors que la guerre Paris-Versailles a débuté le 2 avril)

​

D : Ah vous voilà, bien heureux d’avoir des nouvelles de la province dont les grandes villes ont échoué à faire Commune pour nous soutenir ; quant aux campagnes, elles ne bougent toujours pas. 

 

P : A nouveau vous regardez notre situation avec des yeux de parisien dans votre République municipale. A côté de nombre d’habitants qui n’arrivent pas à tout saisir, touchés par la misère et qui sont soumis à leurs maîtres, les plus avertis d’entre nous soutiennent l’idée de République qui fait petit à petit consensus ainsi que nos libertés municipales. Nos conseils sont dirigés par les préfets et sous-préfets, la garde nationale quand elle existe est composée de nos bourgeois pas très ouverts. Et puis il y a Versailles qui représente quelque part une légalité qui gêne nos républicains locaux et nos espaces ruraux forment à eux seuls une Province qui n’est pas unie. Nous avons appris votre décret de séparation de l’Eglise et de l’Etat : difficile de voir un vrai acte profitable à tout le monde. Il faut savoir que chez nous la religiosité populaire est très importante sans forcément d’excès surtout que nos croyances anciennes restent : mais on nous parle de « rouges » qui veulent tout prendre et nos curés nous font payer plus chers les offices à cause de la Commune !

 

D : Vous avez vu les mesures sociales pour les ouvriers, l’ouverture des musées : une nouvelle ère va commencer, la province doit suivre !

 

P : Bien sûr que c’est important : moi je sais lire et écrire, je comprends mais ce n’est pas le cas de tout le monde. Votre révolution sociale est faite pour les ouvriers mais comment voulez-vous que nos habitants et habitantes s’y retrouvent. D’abord nos artisans, nos travailleurs manuels ruraux ne sont pas les mêmes que vos ouvriers parisiens organisés et encadrés : ils souffrent bien sûr tous autant mais pour qu’ils s’unissent il faut penser à eux. Dans tous vos décrets et votre déclaration du 19 avril que je viens de parcourir, rien sur les revendications des campagnes. J’ai vu que ce sont vos journaux parisiens qui en parlent.et qui proposent des mesures pour nous : la suppression de la grande propriété foncière, l’institution d’un crédit populaire agricole, et même la fin du système de majoraté. C’est déjà un début mais il faudrait nous entendre aussi.

 

D : Nous pensions que nos décisions entraîneraient l’adhésion mais il est vrai aussi que nous avons beaucoup de préjugés sur les campagnes et que nous sommes toujours sur l’idée que Paris fait les Révolutions. J’ai fait une déclaration « Au peuple des campagnes »…

 

P :Je l’ai lu, vous partiez d’un bon sentiment mais à nouveau rien sur pour les ruraux. Savez-vous que dans mon Bas-Berry les communautés d’habitants, et dans de petits hameaux, ont encore réclamé il y a quelque temps de garder des terres collectives : je crois bien que vous avez aussi l’idée de récupérer les ateliers et fabriques. Et puis savez-vous que beaucoup de nos communes - pas toutes car il y a des maires très bigots et des curés très influents - essaient d’avoir leurs propres écoles communales dirigées par des instituteurs et institutrices ; même qu’elles ont aussi mis en place des cours d’adultes. Oh, c’est pas vrai partout et il y a bien des réticences mais rappelez-vous qu’il y a grande misère : je crois bien que pour la Commune l’instruction laïque c’est bien important. On aurait pu se retrouver ensemble sur ces affaires. Et pourtant, malgré tout, dans nos campagnes aucun volontaire n’a répondu à ‘appel de Versailles pour vous combattre : ce que je disais, nous ne sommes pas contre Paris mais Paris ne sait pas s’allier les campagnes par méconnaissance et suffisance

 

D : Vous exagérez !

 

P : Point du tout ! Par contre les femmes de la Commune nous ont compris. J’ai appris en partant de chez moi que le préfet demandait aux maires de surveiller les aérostats qui pourraient déverser à la population un « brûlot social » qu’il disait. J’ai su que c’était un appel aux travailleurs des campagnes de Madame Léo : je l’ai lu, voilà un texte qui va parler aux paysans. Elle met sur un même pied le journalier agricole et l’ouvrier urbain, tous deux exploités, et puis elle parle au paysan en le respectant et en le considérant aussi capable que l’ouvrier ; la fin est bien belle : « La Terre au paysan, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous », ça on veut bien.

Cette grande Dame parle même d’un soulèvement vu que dans notre région il y a des petits propriétaires qui souffrent et des salariés agricoles sans terre : hélas j’ai bien peur qu’à nouveau cet appel ne puisse arriver chez nous.

 

D : Oui, les femmes de notre Commune sont merveilleuses mais vous savez, nous avons aussi des difficultés à dépasser notre misogynie. Mais la fin des privilèges, des dépenses exorbitantes de traitements c’est quelque chose que vous demandiez ?

 

P : Bien sûr, nous on n’aime pas les oisifs et les fastes, c’est pas pour rien si en 89 on a brûlé les châteaux ! mais un vrai programme de votre assemblée pour nous les ruraux, il n’y en pas.

Pourtant vous avez vu que le soutien à la Commune est vrai dans de nombreux endroits, des petites communes et donc avec des paysans…et pas loin de mes terres. On est inquiet de la réaction anti républicaine mais on comprend mal les révoltes urbaines : on n’est pas vraiment sûrs ensemble et tout votre retard pris à cause de vos préjugés contre les ruraux ne peut se rattraper. Vous voyez tout d’en haut sans rien connaître de chez nous, nos villages, nos hameaux, Vous n’avez envoyé des émissaires que dans les grandes villes et sans bien de réussite. Et pourtant vos gardes nationaux, ce sont tous des provinciaux avec une énorme quantité de nos maçons ; la province est bien là, même qu’à Paris nos natifs se sont groupés dans une grande alliance pour soutenir la Commune. J’en ai croisé qui veulent faire propagande dans leurs villages.

 

D : Je sais et c’est très important pour nous. Pour les émissaires, nous avons besoin de tout le monde à Paris, nous n’avons pu le faire, on a essayé d’envoyer des journaux mais c’est vrai que nous avons privilégié les villes. L’histoire nous reprochera certainement cette absence…

 

P : Je vais voir Paris et retrouver quelques « pays ».

​

D : A très vite Ami paysan !

 

(Nous sommes en mai, la rencontre a lieu après les élections municipales)

 

D : Le courant républicain a gagné les élections municipales dans les grandes villes mais aussi les petites villes ; à Châteauroux le Journal Officiel annonce la défaite de Balsan, le député !

 

P : Je viens d’avoir, d’un ami sûr, les résultats des élections municipales : je comprends votre réaction mais il faut connaître la réalité. Dans ma campagne, le vote républicain est certain comme à Issoudun et dans de nombreuses communes les conseillers ouverts et d’esprit républicains sont passés. Je suis moi-même réélu mais Balsan n’est pas battu ; par contre Paturaud-Francoeur repasse avec ses amis républicains : ça c’est bien. Dans nos campagnes, il y a toujours eu un consensus communautaire qui protège les intérêts communs de nos villes et villages : c’est ce qui se passe et l’idée républicaine se développe même chez certains conservateurs. Et puis on voit dans nos conseils de nouvelles têtes : des travailleurs manuels et des paysans ont pris de la place. Dans mon village il y en a plusieurs et mon ami Charles, cultivateur, est devenu maire. Oh, ils sont pas tous vraiment républicains mais ils subissent des influences.

 

D : Alors qu’attendez-vous pour vous soulever ?

 

P : A nouveau vous prenez vos rêves pour des réalités. Votre Journal Officiel a tort de donner de fausses nouvelles. Nos conseils sont sensibilisés mais restent attentistes. Je vous l’ai dit, ils ne sont pas contre Paris. On me dit qu’en plusieurs endroits on recherche la conciliation mais Thiers ne veut pas en entendre parler. Même qu’il a interdit un congrès des maires à Bordeaux.

 

D : J’apprécie ce que vous m’apprenez mais le temps presse, la fin de la Commune se rapproche, nous nous sommes trompés en pensant triompher seuls reprenant à l’identique nos comportements d’avant.

P : Et nous, nous n’avons pas bien su ouvrir les esprits dans les campagnes mais nous étions bien mal soutenus.

 

D : Oui, pour faire Révolution, il faut l’appui de tout le monde.

 

P : Je suis sûr que les paysans se retrouveront un jour dans une révolution au côté des ouvriers.

 

D : Adieu ami paysan, tu m’as appris beaucoup, mais mon temps est passé, j’ai semé comme j’ai pu, je peux m’en aller.

 

P : Bien l’aurevoir monsieur de la Commune. Ton sincère enthousiasme révolutionnaire m’a touché. Je rejoins ma campagne pour l’aider à s’éveiller complètement. »

 

Charles Deslecluze, détruit moralement par la chute de la Commune, frappé de vieillesse et de désespoir, ira canne à la main le 25 mai de la Semaine Sanglante, se faire tuer en montant sur la barricade du Château d’eau.

 

Notre ami paysan retournera dans son village et transmettra à sa descendance ses souvenirs, trop âgé pour voir, 46 ans après la Commune, une révolution alliant paysans et ouvriers aboutir.

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